Le gyotaku

Les empreintes de poisson japonaises : trophées de pêche et imprimé populaire

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Au Japon, dans certaines boutiques spécialisées en articles de pêche, on peut voir des affichettes imprimées représentant des poissons grandeur nature, le plus souvent à l’encre noir sur papier blanc, entourés de quelques idéogrammes manuscrits et de l’empreinte rouge du sceau de l’auteur. Accrochés au-dessus des rayonnages d’appâts et de cannes, ou suspendus sur des cordelettes au-dessus des étals, les gyotaku, « empreintes de poisson » (parfois traduit par ichtyogramme ou fish print), sont des trophées que les pêcheurs du voisinage déposent ici pour exposition.

Quand l’un d’eux veut garder le souvenir d’une prise exceptionnelle, il s’offre le tirage d’un gyotaku, et sur la feuille sont inscrits son nom, la date de la capture, et le poids et la taille de la prise. Le procédé consiste à appliquer une feuille de papier ou un tissu directement sur le corps du poisson, pour en tirer une image encrée, par frottage ou tamponnage. Les gyotaku sont peu commercialisés, et se rencontrent surtout sur les murs des locaux d’associations de pêcheurs, ou chez les particuliers, conservés dans des cartons ou affichés.

Deux techniques sont actuellement utilisées : pour la première, dite « directe », la plus répandue, on encre une face du poisson sur laquelle on presse ensuite une feuille de papier (ou un tissu), qu’il est possible de rehaussé de couleurs déposées au pinceau. Avec la technique indirecte, on commence par couvrir une face du modèle avec une feuille humidifiée (ou parfois un tissu de soie) pour épouser les saillies des écailles, les plis de la peau, les nervures des nageoires, le galbe de l’œil ; ensuite des encres de couleur sont apposées au tampon et au pinceau pour reproduire la coloration naturelle. Dans les deux cas, le spécimen reçoit en surface un traitement préalable à l’apposition de la feuille ; mais, détail important, il reste comestible.

La seconde technique repose sur un savoir faire proche de celui des peintres aquarellistes, par rapport à la première qui est d’une technicité plus abordable (pas besoin d’apprendre à tenir un pinceau, observer et mélanger les couleurs), plus simplement « mécanique » ; fonctionnant comme les sceaux, qui sont particulièrement répandus dans la culture japonaise. Le frottage et l’estampage constituent des techniques anciennes, attestées en Chine presque dès l’invention du papier, pour reproduire le décor incisé de stèles et des textes gravés dans la pierre ; une pratique populaire pour garder trace d’un pèlerinage par exemple.

Le procédé indirect, mis au point par Koyoo Inada en 1948, attira l’attention des scientifiques japonais qui y trouvaient la qualité d’une empreinte naturaliste, à l’instar de moulages anatomiques. Avec ses couleurs aussi vives que sur les modèles vivants, le procédé fit sensation en 1952 devant la communauté scientifique internationale, lorsque le professeur Yoshio Hiyama utilisa des gyotakus de Koyoo Inada pour illustrer une communication scientifique sur la faune marine dans un congrès aux Etats-Unis.

Un récit circule quant à l’invention du procédé, relative au plus ancien gyotaku actuellement conservé : en 1862, un guerrier eut l’idée de cette technique alors que son seigneur, qui venait de faire une prise exceptionnelle, souhaitait en porter témoignage à l’empereur. Ce premier gyotaku est exposé au Musée Hoonma de la ville de Sekata, préfecture de Yamagata. Mis à part chez les collectionneurs, on trouve des gyotakus directs et indirects dans des collections publiques, au Japon et en France notamment, où ils sont recueillis tantôt en tant qu’art graphique, tantôt en tant qu’objet ethnographique, ou encore de représentation naturaliste intéressant la zoologie.

A l’heure actuelle, des artistes comme des curieux adoptent et explorent cette pratique, et contribuent à faire connaître le procédé en organisant des ateliers dans des cadres institutionnels ou associatifs. On peut citer le travail de Jean-Pierre Guilleron, graphiste installé en Bretagne, qui fut associé à l’exposition Gyotaku : l’art japonais de l’empreinte, organisée au Musée de la Pêche de Concarneau en 2012 , où étaient présentées notamment des œuvres de Boshu Nagase (né en 1924), ancien ingénieur à la retraite, passionné de pêche, et reconnu dans le monde comme le grand spécialiste des gyotakus indirects. Quant à la technique directe, le travail remarquable de l’artiste Dwight Hwang, par ailleurs réalisateur dans l’animation ayant travaillé pour Nintendo, déploie une finesse exceptionnelle, prenant aussi pour modèles des insectes, ainsi que des pieuvres et des crustacés, qui sont rares mais également représentés dans la production traditionnelle. Au Japon, utilisé ponctuellement par des artistes, le gyotaku reste essentiellement une pratique de pêcheur assez marginale.

Rappelons enfin que tirer le gyotaku d’un poisson ne le rends pas impropre à la consommation ; le but d’un pêcheur n’est pas principalement de produire une image, mais de pêcher, en soi, et aussi ensuite de se nourrir du produit de sa pêche. Parallèlement ils sont un peu des masques mortuaires, mais peut-être pourrait-on imaginer encore une technique pour tirer des gyotakus de poissons endormis.

 

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